CHAPITRE V
RÉSUMÉ : La rencontre navale du siècle a lieu : c’est Trafalgar. Nelson est tué, mais l’Angleterre triomphe. La flotte française est anéantie et l’amiral Villeneuve se suicide.
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* *
Les deux hommes étaient au pied du phare, face à la mer. Calmement, Outrante expliquait :
«Voilà comment ils ont opéré. Vous savez que le système de surgélation du Cap-Trafalgar comprend des condensateurs à anhydride sulfureux. Si les condensateurs éclatent sous l’effet d’une cause quelconque, cet anhydride se répand dans les bacs à poissons. En quantité insuffisante pour avarier la cargaison, bien sûr, mais selon un processus suffisamment connu pour abuser une commission d’enquête, surtout si celle-ci est de parti pris. Vous comprenez ce que je veux dire ! Ce ne serait pas la première fois que les Langlois arroseraient les experts avec des enveloppes. »
Bonape renifla avec fureur :
« Ceux-là, Dutrante, je vais leur faire la peau, je vous le promets ! »
Jojo-le-Cafard continua, imperturbable, son rapport :
« Donc, l’anhydride sulfureux, c’est à la fois le prétexte et la couverture. Alors, Patron, voilà comment les Langlois ont procédé : la veille de l’appareillage, le Cap-Trafalgar a embarqué quatre-vingts tonnes de pains de glace destinés à la conservation et à l’emballage des poissons. Seulement, les Langlois avaient placé un homme à eux aux Glacières du Havre. Ce bonhomme, en douce, a truffé la livraison de glace en vrac de petits sacs d’anhydride eux-mêmes gelés à l’intérieur des pains. Ensuite, ça n’a plus été qu’un jeu d’enfant. Il a suffi à ces sauvages d’avoir un autre homme à eux parmi l’équipage ; Une fois que les cales ont été remplies, il a provoqué un court-circuit dans la réfrigération. La glace a fondu. En fondant, elle a libéré les sacs d’anhydride. En dix minutes, la chaleur aidant, tout est passé à l’état d’œuf pourri. »
L’explication était méticuleuse. Bonape, auquel un raccourci en disait plus long qu’une dissertation, posa une seule question :
« Comment avez-vous appris tout ça, Dutrante ? »
Jojo-le-Cafard eut un sourire à figer l’enfer :
« J’ai été avisé ce matin par un coup de téléphone anonyme, parce que les Langlois n’ont pas que des amis. J’ai immédiatement filé sur Le Havre et j’ai mis la main sur le saboteur. Un pauvre type. Pour faire ça, il a tout juste touché cinquante mille balles. Une misère, pour un père de quatre enfants.
— Pourquoi a-t-il parlé ?
— Je l’ai chatouillé un peu, Patron. Vous me connaissez ?
— Vous avez bien fait. Vous allez me l’amener. Avec son témoignage, je vais déposer une plainte contre les Langlois. Je vais leur demander deux milliards de dommages et intérêts. »
Dutrante se rembrunit :
« Impossible, Patron. Le témoin numéro un est au fond du port avec les pieds dans une dalle en ciment.
— Imbécile ! »
Malgré l’insulte, le visage de Dutrante s’éclaircit comme celui d’un expert qui a affaire à un paysan du Danube :
« C’était ça ou l’ignorance ! Je l’ai chatouillé un peu trop. Ce crétin est mort à la fin de l’entretien. Il devait être cardiaque. Il n’a pas supporté les électrodes sur les roupettes. »
Bonape, du coup, se calma. Il se fit même affectueux :
« Tu as eu raison. Je suis content de toi. »
Il ajouta :
« T’as droit à cinq cents tickets de prime à la productivité. Disparais ! Ça vaut mieux. Moi, je sais ce qu’il me reste à faire. Les Langlois vont payer trois fois le prix. J’ai pas placé du monde pour rien à Boulogne et à Saint-Jean-de-Luz. »
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Dutrante avait déjà sauté dans sa Simca et filé sans demander son reste.
Lassée d’attendre les narines baignant dans des relents de pourriture, la bande des chauffeurs avait choisi d’aller vider un verre au Grand Café de l’Océan pour patienter jusqu’au moment où elle recevrait de nouvelles instructions. Maurice-la-Gamberge, qui continuait à réfléchir sur la panique qui s’annonçait, avait disparu dans les petites rues de la ville.
La nuit tombait. Les nuages avaient accéléré encore leur course sans but et, dans le port, la mer était noire. Les yeux au sol, concentré, prêt à exploser au premier choc comme une bombe algérienne, Bonape traversait le quai. Dans sa tête, les idées fermentaient en tempête. Mille projets, plus inattendus, plus féroces les uns que les autres, l’assaillaient. Comment allait-il s’y prendre pour coincer les Langlois ?
Soudain, il s’arrêta pile. À dix mètres devant lui, au pied de la passerelle du Cap-Trafalgar, une R 4 stationnait. Il remarqua tout de suite que, sur sa plaque d’immatriculation, à gauche du numéro, était peinte une ancre blanche. Au même moment, il aperçut un homme en casquette et en ciré jaune qui descendait de la passerelle.
Mais si cet homme avait l’air mécontent ou enthousiaste, c’était difficile à dire, car il portait un masque à gaz.
Bonape fut pris d’une rage soudaine. Il trépigna comme un personnage de dessins animés et hurla dans la direction de la silhouette :
« Qu’est-ce que vous foutez à mon bord ? C’est interdit d’y monter ! »
L’interpellé n’entendit pas. Il continua sa marche, mit les pieds sur le quai, retira son masque et aperçut le point de Bonape sous son nez.
Celui-ci hurlait de plus belle :
« Qu’est-ce vous foutiez à mon bord, hein ? Qu’est-ce que vous foutiez ? »
L’homme à la casquette regarda son interlocuteur comme un infirmier considère un client à doucher. Il ne se départit pas de son calme pesant et demanda :
« Vous êtes Léon Bonape ? »
Beau Léon s’étrangla :
« Oui ! Et vous allez me faire le plaisir de… »
L’autre lui coupa la parole :
« Je suis le capitaine Yves Le Pamalin, inspecteur sanitaire de la région Bretagne-Sud… J’ai été avisé par le Syndicat des Pêcheurs… Monsieur Bonape, votre bâtiment pue comme un charnier au soleil d’Afrique. J’ai donné l’ordre à votre commandant de quitter le port avant une demi-heure et de jeter sa cargaison à la mer à au moins vingt-cinq milles au large, à cause des risques de contamination. Sinon, je dresse constat pour faute professionnelle grave et ça vous coûtera un paquet de millions de dommages et intérêts. »
Bonape hésita une seconde pour savoir s’il allait jeter à l’eau l’homme qui osait lui donner des ordres, puis il se domina :
« Et moi, je dépose plainte pour sabotage contre MM. Langlois. »
Les yeux de l’expert ne cillèrent pas. Il devait aux Langlois sa villa et sa voiture.
« Libre à vous, je ne suis pas la Justice, je suis la Marine. »
Bonape s’accrocha :
« Justement, vous devriez savoir que le Cap-Trafalgar est le chalutier le plus moderne de toute la côte. »
Le capitaine Le Pamalin opina du bonnet :
« Trop moderne, sans doute. Parce que, moi, avec ses installations frigos qui l’ont lâché à la première campagne, je l’interdis de pêche pendant trois mois. Articles 345 et suivants du Code de Pêche maritime. »
Bonape se tassa sur lui-même :
« Quoi ? »
Le Pamalin lui assena une dernière phrase :
« Et encore, pour que je lui donne à nouveau l’autorisation de pêche, faudra d’abord que j’épluche le certificat Veritas. »
Bonape encaissa le coup. Il dit, hagard :
« On cherche à me ruiner, capitaine, parce que je suis nouveau dans le métier. »
Le Breton galonné hocha la tête d’un air de vouloir lui faire comprendre qu’il s’en foutait totalement. Il passa sans mot dire devant Bonape, monta dans sa voiture, mit le contact et leva l’ancre.
Bonape baissa la tête. La défaite était totale. Les Langlois avaient gagné. La mer lui échappait. Ça n’allait pas être facile de se sortir de ce cul-de-sac.
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Le téléphone, posé sur le lit de cuivre, ne grésillait toujours pas. Le spectacle de la chambre 7 de l’Hôtel de l’Océan qu’arpentait nerveusement Léon Bonape était désolant. La grosse armoire de bois blanc rappelait les jours de misère, la cuvette et le pot à eau de fer émaillé, ceux où l’on ne se lavait pas, et au mur, le chromo qui représentait la chute de Whymper dans la cheminée de la face Nord du Cervin n’arrangeait pas les choses.
Silencieux et consternés, La Gamberge et Le Croqueur attendaient dans un coin de la pièce et se gardaient de manifester leur présence de peur que la colère du patron ne leur tombât sur la tête.
Celui-ci, à l’issue de la scène déplorable avec l’inspecteur Le Pamalin, avait décidé de ne pas quitter Concarneau comme un vaincu. Il avait donné ses instructions en conséquence. Il avait ordonné à Levagrame et Perrigaud de le rejoindre dans la chambre qu’il avait louée. Pour éviter le pire, le Cap-Trafalgar obéirait aux ordres de l’autorité compétente et prendrait le large dès que possible. Quant aux chauffeurs, ils attendraient la suite au Bar de l’Océan. Il n’était pas question que les camions rentrassent à vide sur Paris. D’abord, ça aurait représenté un manque à gagner important. Ensuite, du côté de la rue Montorgueil, ça aurait porté au prestige de Léon Bonape un coup qu’il estimait inutile.
Les choses étant ainsi stabilisées, Bonape s’était emparé du téléphone pour passer aux coopératives maritimes de Lorient, du Croisic et de La Rochelle, sa commande de cent tonnes de poiscaille, destinées à remplacer la cargaison avariée et à faire face, dès le lendemain, à la demande de ses clients, les grossistes des Halles. Les chauffeurs en mettraient un coup. Ils rouleraient toute la nuit et aborderaient le boulevard périphérique avec deux ou trois heures de retard, mais on épongerait le coup et on passerait à la contre-attaque. Celle-ci, prévoyait déjà Bonape, ne sentirait pas l’œuf pourri mais le sang frais. Car, maintenant, il fallait que les Langlois crèvent. Et ils en crèveraient, dût-il tirer personnellement vingt ans de placard.
Le programme était astucieux. Malheureusement, les faits n’avaient pas répondu aux espérances. De Lorient, on avait répondu que tout était vendu et qu’on ne pouvait rien promettre avant la semaine suivante. Du Croisic, que les approvisionnements étaient défaillants et que, d’ailleurs, les prix étaient montés en une heure de plus de trente pour cent. Et, à La Rochelle, que pour faire face aux exportations des entreprises de Conserverie, le syndic de la Coopérative avait bloqué les ventes jusqu’au vendredi en huit.
Bonape avait hurlé qu’on l’étranglait, qu’une telle attitude n’était pas légale, qu’il déposerait des plaintes pour tentative de monopolisation et concurrence déloyale, rien n’y avait fait. Et c’était tout juste si on ne lui avait pas ri au nez en lui conseillant d’aller faire désinfecter son raffiot chez Guerlain.
En fait, tout était clair comme une procession de Pères Blancs dans un champ de neige : Jean Langlois, président du Syndicat national interport de la Pêche maritime, avait donné ses instructions : rien pour Bonape à quelque prix qu’il propose ! Et, de Boulogne à Saint-Jean-de-Luz, cet ordre avait été appliqué « sans hésitation ni murmure » !
Sur quinze cents kilomètres de côtes, on devait se les tenir, entre deux tournées de schnick…
Mais on avait peut-être tort, parce que Beau Léon n’avait peut-être pas dit son dernier mot.
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* *
Bonape se tourna vers La Gamberge et montra le téléphone d’un mouvement de tête :
« Perrigaud, rappelez ces enfoirés. S’ils ne filent pas les deux communic’ dans les trente secondes, je vais faire sauter leur Central. »
La Gamberge se précipita vers l’appareil, mais sa main n’avait même pas le temps d’atteindre l’écoute que la sonnerie remplissait la pièce.
Il décrocha.
Une voix grésilla :
« Le 2 à Concarneau. Vous avez le 22-38 à Saint-Jean-de-Luz. En préavis pour M. Joseph Bonape. Ce monsieur est à l’appareil. »
Bonape arracha le téléphone des mains de La Gamberge.
« C’est toi, Joseph ? Ici, c’est Léon. »
La voix de Jojo avait l’air ensommeillée :
« Salut, Léon, ça va ?
— Tu dors, ou quoi ?
— Non. Je faisais une petite sieste. Qu’est-ce que tu veux ? Ici, j’ai qu’à me les rouler. Je m’embête… »
Bonape le rassura :
« Ça va changer, fais-moi confiance. Tu penses pas que j’te pensionne à rien faire ? »
À six cents kilomètres de là, Joseph sauta sur l’occasion :
« Justement, Léon, je voulais te demander si tu pouvais pas m’envoyer un petit mandat parce que… »
Léon aboya :
« On en parlera après ! Voilà ce que tu vas faire : tu vas prendre ta voiture…
— Mais…
— Écoute-moi, nom de Dieu ! Je dis : tu vas prendre ta voiture, passer la frontière et te rendre au petit port de Passajès, c’est à trente kilomètres. Tu iras rue José-Primero – elle donne, paraît-il, sur le port – et tu demanderas les Pescatorias Ibericas – Carlos Hernando et Compania.
— Quoi ?
— Pescatorias Ibericas – Carlos Hernando et Compania. Tu leur diras que je leur achète toutes leurs pêches pour les trois mois à venir, mais que j’en veux cinquante tonnes par semaine et qu’il me faut un contrat d’exclusivité. Tu m’appelleras de chez eux pour que je discute les conditions. Il est un peu plus de huit heures. Je dois avoir ton fil au plus tard à neuf heures. Aussitôt après, je lance mes camions sur la route. Tu as compris ? »
Joseph se réveilla tout à fait :
« Oui, j’ai compris. Seulement, il me faut plus d’une heure…
— Pourquoi ?
— Parce que j’ai plus de voiture. »
Bonape était prêt à tout dès qu’il avait affaire à l’un de ses frères. Il s’étonna quand même :
« Mais t’es parti avant-hier avec une ID 19 toute neuve ! »
Joseph préféra jouer la franchise. Il se fit pitoyable :
« Léon, j’ai dû la vendre hier, pour payer le Casino. D’après mes calculs, c’était le 17 qui devait faire une série, mais c’est le 29 qu’a pas arrêté !… »
La situation était trop grave pour que fût perdue une seconde. Ce fut ce qui sauva Joseph. Après tout, Bonape savait qu’il appartenait à une famille de toquards.
Il écrasa :
« Alors, loue un taxi, va chez Carlos Hernando et appelle-moi dans une heure. Je t’envoie cinq cents tickets par mandat télégraphique pour te racheter une chignole. »
Joseph s’extasia. Cette fois, il était sûr que le 29 ne résisterait pas devant le 17.
« Léon, t’es vraiment un mec et je te… »
Beau Léon ne voulait pas en entendre davantage. Il avait raccroché.
*
* *
Deux minutes plus tard, La Gamberge avait le 14-18 à Dunkerque et passait Louis à son frère.
Léon claironna :
« Salut, Louis. Ici, c’est Léon. »
La voix de Louis fut terne :
« Salut, Léon.
— Ça va ?
— Ça va.
— Ton moral n’a pas l’air d’être à marée haute.
— Si. Mais j’ai rien à foutre. J’m’ennuie.
— Sois satisfait. Cette fois, petit, j’ai du boulot pour toi.
— Ah !
— Écoute-moi. Tu vas aller tout de suite à Ostende et tu vas contacter le Père Cornélius. Le Cornélius d’Algémind Zeefisk, sur le quai d’Angleterre. Tu lui diras que j’ai besoin de cinquante tonnes par semaine toutes variétés. Qu’il m’appelle tout de suite au 2 à Concarneau pour qu’on discute les conditions.
— D’accord. »
Bonape poussa un soupir de soulagement. De ce côté, ça avait l’air de s’arranger. Les gens du Nord lui avaient toujours paru plus sérieux que les gens du Sud.
« De Boulogne à Ostende, ça fait pas quatre-vingts bornes et tu roules vite. J’attends ton fil pour dans une heure au plus tard. »
Louis était obéissant, mais taciturne. Il dit d’une voix sans timbre :
« Léon, il me faudra plus de temps.
— Mais ta 1500 Fiat tape le cent soixante.
— Oui mais, ce soir, je suis sans voiture. »
Léon leva au ciel des yeux éprouvés :
« Comment, tu es sans voiture ?
— Oui. Ma femme en avait besoin.
— Pour aller où ?
— Elle est partie avec un ami. Elle était invitée à un gala à Knokke-le-Zoute. »
La lassitude se peignit soudain sur les traits de Léon. Décidément, il faisait tout marcher avec des bouts d’allumettes. Celui de ses frères qui n’était pas joueur était cocu. Et parmi les deux autres, il y avait un neurasthénique, Lucien, et un ivrogne, Jérôme. Quant aux filles, c’étaient des p… et rien d’autre. À commencer par la femme de Loulou. Un gala à Knokke-le-Zoute ! Tu parles ! Elle devait être en train de s’envoyer en l’air avec un coquin dans un hôtel borgne de Dunkerque.
Un instant, le désarroi s’empara de Bonape. Et il envia les Langlois dont la force reposait sur la confiance mutuelle. Puis, courageusement, il fit face et débita son couplet :
« Bon, t’as qu’à louer un taxi et tu porteras la course sur ta note de frais. Dès que tu es chez Cornélius, tu m’appelles. Tu te souviens : le 2 à Concarneau. Et sois énergique !
— Tu peux compter sur moi », dit Louis d’une voix éteinte.
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* *
« Paré à déhaler ?
— Paré !
— Diesel un.
— Trois cents tours. Débrayé.
— Diesel deux ?
— Cent cinquante. Débrayé. »
Le patron Villeneuve se tourna vers son chef mécanicien.
« Nous allons entamer la manœuvre dans trente secondes. Je vous confie le commandement. Je n’ai plus ma tête à moi. Vous passerez le môle par le chenal deux, par le travers de la balise. Ensuite, cap sud-sud-ouest. Je suis dans ma cabine.
— Bien, capitaine. »
Villeneuve mit la main à la poche de son caban pour y prendre une cigarette. Ses doigts rencontrèrent la lettre qu’il avait écrite à sa femme pour lui annoncer le désastre et son retour au bercail :
Il lança à son mécanicien :
« Attendez encore cinq minutes. Je veux aller jeter moi-même cette lettre à la poste.
— Bien, commandant. »
Le second cria ses contrordres :
« On laisse la passerelle à quai. On n’enlèvera les amarres avant et arrière qu’à ma voix. »
Trois réponses claquèrent :
« Aperçu, chef ! »
Précipitamment, Villeneuve descendit sur le quai et se dirigea vers la poste.
Il disparut dans la nuit, car la lune n’était pas encore levée.
*
* *
La Victoire, le chalutier-chef de la flotte des Langlois, ironiquement amarré à cent pas de là, était un tout petit bâtiment, mais extrêmement mobile, dont le plat-bord n’était pas situé à plus d’un mètre au-dessus de la ligne de flottaison. De surcroît, comme, pleine à six heures, la mer avait déjà baissé de plusieurs mètres, il était pratiquement invisible du quai. Pour descendre à son bord, dix minutes plus tôt, afin d’aller savourer la sortie, en paria, du Cap-Trafalgar, Horace Langlois avait fait dresser l’échelle. Devinant que les manœuvres de départ de son rival avaient été interrompues, sans en avoir su par ailleurs la raison, Horace Langlois, sa casquette de vieux baroudeur sur les yeux et sa pipe au bec, venait de décider de se délasser les jambes sur le quai, car le dîner avec ses trois frères avait été très gai et très arrosé.
Mais il avait tout juste mis les deux pieds sur les gros pavés luisants qu’il se trouva face à face avec Villeneuve. Les deux hommes se heurtèrent, se reconnurent. Le visage de Langlois se fit supérieur, distant et rieur. Celui de Villeneuve, pitoyable, puis haineux.
Il commença :
« C’est pas bien, c’que t’as fait là, Langlois. C’est pas loyal. »
La fureur envahit Villeneuve :
« J’avais toujours pensé que t’étais qu’un salaud. Une ordure et un salaud ! »
Le sourire de l’autre s’élargit. Il ne prêta pas attention à l’injure et dit, presque aimable :
« Ça t’apprendra à aller prendre du service chez ce ruffian. De toute façon, c’est mieux ainsi. Ton bateau était trop gros pour toi. Tôt ou tard, tu l’aurais foutu sur les rochers. Quand on est gâteux, on plante des poireaux à l’intérieur des terres. »
La cervelle, déjà ébranlée du malheureux Villeneuve, passa à l’ébullition comme une chaudière mal surveillée. Un grand éclair rouge zébra, de l’intérieur, sa nuque, et il se précipita, poings en avant, sur son ancien employeur. Celui-ci, surpris, n’eut même pas le temps de reculer. Il bascula à la renverse, franchit deux mètres en perte d’équilibre, ses talons butèrent sur une haussière qui traînait par là, à un mètre de la bordure du quai, et il partit à la renverse dans le vide. Un gros plouf visqueux, précédé d’un juron et suivi d’un hurlement de douleur, annonça que la course était terminée.
Le bon sens revint à Villeneuve. Il crut comprendre qu’il avait foutu Langlois à la bâille. Il s’avança pour savourer le spectacle de l’autre, clapotant dans l’eau noire.
Ce qu’il vit ne l’en réjouit que davantage.
Après une double pirouette façon Zavatta, Horace Langlois avait atterri sur le pont de La Victoire. Et pas en un point quelconque. Très précisément dans un tonneau de saumure placé là par miracle et dans lequel il était tombé les pieds les premiers. De telle sorte qu’il baignait jusqu’aux cuisses dans le gros sel et les harengs.
« Comme ça, t’as ton buste, hé, crapule ! » cria Villeneuve en éclatant de rire.
Mais son rire se figea dans sa gorge. Horace, qui n’aimait pas être ridicule, avait lui-même perdu son contrôle mental. Il avait tiré de sa vareuse un revolver et ajustait Villeneuve.
La balle siffla aux oreilles de celui-ci. Elle le manqua de quelques centimètres. Mais, au terme d’une journée catastrophique pour le malheureux, l’impact émotionnel qu’elle représenta le rendit fou pour de bon. À son tour, il sortit un petit soufflant à barillet et le déchargea, à quatre mètres, sur le cul-de-jatte planté sur son tonneau sursalé.
La première balle fit un trou dans la manche, mais la seconde atteignit Langlois en pleine poitrine. Sans dire un mot, tué net, il s’enfonça lentement dans la saumure, comme un lourd vaisseau qui disparaît dans les abîmes. Au bout du sombrage, n’apparurent, hors du tonneau, qu’une tête blanche, appuyée sur le rebord et sans vie, et deux bras qui pendaient au-dehors, immobiles, comme pour rattraper l’un la casquette, l’autre l’arme, tombées sur le pont.
Villeneuve regarda, hébété. Il comprit seulement ce qu’il venait de faire, paniqua, révulsa ses yeux, grinça des dents. Puis, sans proférer une exclamation, comme mécaniquement, il tourna le revolver à barillet vers lui, introduisit le canon dans sa bouche et appuya sur la gâchette. Sa tête éclata et il tomba, comme une masse, la face – du moins ce qu’il en restait – contre les dalles de granit.
Déjà, des silhouettes se précipitaient et des lumières se rallumaient aux maisons des alentours.
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* *
Bonape venait de raccrocher le téléphone pour la seconde fois lorsque le premier coup de feu parvint à ses oreilles. Il n’y prêta pas attention et ni La Gamberge ni Le Croqueur n’estimèrent opportun de faire une remarque. La situation, en effet, venait de tourner à la débandade. De Passajès, Carlos Hernando avait bien téléphoné, mais pour dire qu’il ne pouvait pas fournir avant une semaine et demie. À son appel, avait succédé celui de Cornélius qui avait exprimé ses regrets mais déclaré que, pour une durée indéterminée, il exportait tout le produit de ses pêches sur l’Angleterre. Savoir si l’un comme l’autre disaient la vérité ou si les Langlois étaient déjà passés par là, était une question provisoirement sans réponse.
La balle qui avait fait sauter la cervelle de Villeneuve claqua beaucoup plus sec sous la fenêtre de l’Hôtel de l’Océan.
Bonape dit :
« Levagrame, va voir ce qui se passe. J’espère que les chauffeurs ne font pas de c… ! Une bagarre a vite éclaté et je n’en veux pas entre mes gars et ceux de Concarneau. C’est pas le moment de se foutre la ville à dos. »
Le Croqueur se leva et disparut de l’autre côté de la porte.
Le silence envahit de nouveau la pièce.
La Gamberge, pour dire quelque chose, laissa tomber de ses lèvres dédaigneuses :
« Évidemment, l’eau salée, c’est plus rugueux que l’eau douce. »
Bonape, qui lui tournait le dos, se retourna vers lui comme un Gitan dansant un fandango ! Il fixa La Gamberge de ses yeux de laser et dit, d’une voix sifflante :
« Perrigaud, répétez ce que vous venez de dire ! »
Sans se démonter, il répéta :
« Évidemment, l’eau salée, c’est plus rugueux que l’eau douce. »
Et, impassible, il attendit l’explosion. Celle-ci ne vint pas et Beau Léon se mit à marcher dans la pièce comme un fauve en cage. Soudain, il s’arrêta :
« Perrigaud, vous venez de me donner une idée de génie. Cette fois, je vais b… les Langlois. Ils croyaient me tenir, c’est moi qui vais les écraser. Et on verra bien qui rigolera en fin de compte.
— Je ne vois pas très bien, Patron, comment vous pourrez faire pour… » commença La Gamberge.
Il fut interrompu par l’irruption à tombeau ouvert du Croqueur, bouleversé :
« Patron, c’est épouvantable. Il y a… »
Bonape l’interrompit :
« Rien n’est épouvantable. »
Pour la première fois de sa vie, Le Croqueur parla sans y être invité :
« Mais si, Patron. Y a Villeneuve qui… »
Il n’alla pas plus loin. Bonape lui adressa un regard à foudroyer un bossu :
« M’en fous, de Villeneuve. Tu vas me faire le plaisir de rassembler les chauffeurs. Qu’ils sautent immédiatement dans les camions. Sortie par la départementale 10. Rendez-vous dans vingt minutes à Rosporden, à la sortie de l’agglomération, sur la route de Le Faouët-Pontivy. On se retrouve tous au routier du Genêt Joli. Tu réserveras la salle du premier. Tu te procureras aussi un jeu de dix cartes Michelin numéro soixante-quinze. Tu te souviendras ? Soixante-quinze, comme le canon.
— Mais, Patron, la soixante-quinze, c’est…
— Ta gueule, fais ce que je te dis. »
Le Croqueur, fasciné par le ton de commandement de Beau Léon, rectifia la position. D’un doigt à sa casquette, il salua et tourna les talons. Comme il sortait, Beau Léon le rappela :
« Alors, les coups de feu, qu’est-ce que c’était ?
— C’est Villeneuve. Il a descendu Horace Langlois et il s’est foutu en l’air. Ça fait deux cadavres, chef. »
La nouvelle n’inspira aucun intérêt particulier à Beau Léon. Pour tout commentaire, il laissa tomber :
« Dommage pour Horace Langlois. C’était un fameux pêcheur. Quant à Villeneuve, c’est bien fait pour lui. N’était qu’un pauv’ c… ! »
Le Croqueur le regarda sans comprendre et disparut en courant dans le couloir. On l’entendit descendre l’escalier de bois de l’Hôtel de l’Océan comme un troupeau d’éléphants qui chargent.
Beau Léon regarda La Gamberge :
« Dites donc, Perrigaud, la soixante-quinze Michelin ça vous dit rien ?
— Ça me dit d’abord que mon grand-père est né dans les environs de Souillac, répondit La Gamberge qui ne voulait s’aventurer qu’à pas feutrés.
— Ça ne vous dit rien de plus ? »
La Gamberge lança sa mise :
« Ça me dit aussi que les viviers de Laustrique sont les plus importants d’Europe », dit-il en plissant ses yeux.
Beau Léon aimait les perspicaces. Perrigaud était vraiment le plus malin de tous ses collaborateurs. Il le lui fit sentir d’un sourire de loup :
« Z’avez gagné ! J’vais renverser la vapeur. Et j’vais faire à Laustrique le coup du Père François. M’est avis que le cours de la truite va s’effondrer à l’achat et décupler à la vente. L’eau douce est moins rugueuse que l’eau salée. »